Revendiquer l’animalité depuis une perspective décoloniale

Les textes qui vont suivre sont issu d’une traduction d’extraits du livre Aphro-ism – Essays on pop culture, feminism and black veganism from two sisters écrit par Syl Ko et Aph Ko, deux sœurs noires nord-américaines. Il s’agit de traductions partielles ou complètes des chapitres 4, 11 et 12. Pour bien commencer, on a sélectionné un extrait du chapitre 8, « Pour aborder la question du racisme, il faut aborder la question animale » On trouve que cet extrait permet de mettre directement à jour les nombreuses problématiques qui sont abordées au fil du texte. Bonne lecture !


Introduction

Nous pensons que les discours à propos du racisme, et presque toutes les stratégies qui le combattent ou qui lui résistent, oublient un sujet essentiel : la condition des animaux.

Pour moi, si on veut vraiment détruire le suprémacisme blanc, le racisme et le colonialisme, on doit aller plus loin et faire en sorte de détruire en même temps l’idée selon laquelle le statut d’animalité est à l’opposé de celui d’humanité.

Tant qu’on ne remettra pas en question ces notions d’« animalité » et d’« humanité », le suprémacisme blanc restera intact.

C’est pour cette raison que je suis contre la stratégie qui consiste à « humaniser » les personnes racisées, en tant que groupes sociaux ou en tant qu’individu.es, ou à obtenir des protections pour les personnes vulnérables sur la base de leur humanité.

Si on se tient à cette idée selon laquelle, pour s’attaquer aux racines du suprémacisme blanc, il faut s’attaquer en même temps aux racines de la séparation entre l’humanité et l’animalité, alors on doit être créatif.ve dans la manière dont on milite.

Si la séparation entre l’humanité et l’animalité peut apporter quelques solutions à un problème en particulier, elle ne suffira jamais à s’attaquer aux racines du problème : la logique suprémaciste blanche.

J’essaie de montrer que pour mener un travail anti-raciste conséquent, on a aussi besoin de se libérer de la séparation entre l’humanité et l’animalité.

Selon moi, il faut lutter pour la libération animale depuis un engagement anti-raciste. Contrairement à d’autres, je n’ai pas l’impression ces engagements sont en compétition : je crois au contraire qu’ils doivent être menés de front.

Chapitre 4

« Humain », ça veut dire « blanc ».

Syl Ko, 25 Aout 2015

« Animal » : nous, les personnes noires, on ne peut pas rester indifférent.es quand ce mot est utilisé pour nous désigner. Après tout, l’étiquette « animal » a été et continue à être l’une des étiquettes les plus destructrices auxquelles on nous a assignées. L’une des manières les plus simples de porter atteinte à la dignité d’une personne ou d’un groupe, c’est de l’associer aux animaux. 

En mars 2015, une enquête a été ouverte sur la police de San Francisco suite à une série de messages racistes et homophobes. Think Progress [un journal nord-américain progressiste] a enquêté sur l’affaire, et a déclaré dans l’un de ses articles : « Nous avons trouvé dans les messages rendus publics vendredi des moqueries concernant Kwanzaa1, traitant les personnes afro-américaines de singes, appelant au lynchage de tous.tes les afro-américain.es, et un message qui disait ’Ce n’est pas contre la loi de tirer sur un animal. »

Dans sa lettre de 1994 à ses collègues, la théoricienne Sylvia Wynter écrit : « Vous avez peut-être entendu un reportage radio brièvement diffusé dans les jours suivant l’acquittement des policiers qui ont tabassé Rodney King2. Le reportage a permis de dévoiler que des employés des services publics judiciaires de Los Angeles employaient l’acronyme N.H.I. pour faire référence à tous les dossiers portant atteinte aux droits de jeunes hommes noirs sans emploi qui habitent dans les ghettos. N.H.I veut dire no humans involved, ce qui signifie pas d’humains impliqués. »

On pourrait même dire que des mots comme « nigger3 » ou « thug4 »opèrent comme une sorte d’équivalent au mot animal. La police, au même titre que la plupart des gens, justifie la violence perpétrée contre les personnes noires en les traitant de “thugs” qui, à ce titre, auraient besoin d’être « contrôlé.es ». Il n’est donc pas surprenant de voir que nous avons toujours cherché une place dans la société en voulant prouver notre « humanité ».

J’ai été ce genre de militante noire, qui revendique son appartenance à l’humanité. Mais aujourd’hui, je remets en question cette stratégie, et je vais expliquer pourquoi. Pour moi, la stratégie qui consiste à revendiquer sa propre humanité, l’« humanisation », s’apparente en fait à l’animalisation dont nous sommes déjà victimes.

L’animalisation consiste à concevoir une personne ou un groupe comme étant animal.e. Avec l’humanisation, on ne reconnaît pas d’emblée l’humanité de la personne concernée. On fait comme si iel était un.e humain.e. Je veux montrer ici que demander à ce qu’on soit reconnu.es comme des humain.es, c’est partir d’un présupposé raciste. Si l’animalisation des personnes est problématique, je pense que leur humanisation l’est encore plus.

Comme les termes « humain » et « animal » font l’objet d’un débat, je vais plutôt utiliser les termes « homo sapiens » pour désigner celleux qu’on appelle communément humain.es, et « autres que homo sapiens » pour désigner les espèces qu’on appelle d’habitude « animaux ».

Bien sûr, l’animalisation et l’humanisation reposent principalement sur le présupposé selon lequel celleux qui ne sont pas des homo sapiens ne doivent pas être considérés d’un point de vue moral et politique. Je ne vais pas y répondre directement, mais il est inutile de préciser que je pense que cette analyse comporte de nombreux problèmes.

Un autre présupposé sur lequel reposent l’animalisation et l’humanisation, c’est l’idée selon laquelle tout le monde sait à quoi on fait référence quand on traite quelqu’un.e d’« animal » . Mais le terme « animal » fait référence à un concept très large. Je ne peux pas penser à un seul critère ou comportement qui serait commun à toutes les espèces « autres que les homo sapiens ». La seule chose qu’iels ont en commun, c’est qu’iels ne font pas partie de notre espèce.

Mais qu’est-ce que ça veut dire, « être humain » ? Au moins, ça ne concerne qu’une seule espèce, la nôtre. Peut-être que c’est la mauvaise question à poser. Après tout, « être humain », est-ce que ça ne signifie pas simplement appartenir à notre propre espèce ? 

Mais est-ce qu’appartenir à l’espèce homo sapiens revient à « être humain » ? Je ne pense pas. Je pense que la plupart des gens séparent l’animalité de l’humanité à partir de caractéristiques proprement humaines, qui seraient la « raison », la « morale », notre transcendance aux lois de la nature, ou quelque chose de ce genre. 

Ou peut-être certain.es diraient même que le propre de l’humanité, c’est de ne pas agir « comme un animal ». Le passage suivant, tiré de l’article écrit par Douglas McLean dans le Philosophy & Public Policy Quarterly (une revue philosophique réputée), nous permet de voir à quel point certaines façons de penser ces catégories nous paraissent évidentes :  « Tout comme nous avons des baptêmes pour les nouveaux nés, tout comme nous nous servons de nourriture dans nos rituels, tout comme nous assistons à des mariages, tout comme nous ne profanons pas les tombes, de la même manière, être humain, c’est aussi ne pas manger ce que l’on trouve par terre, ne pas déféquer en public ou, en d’autres mots, ne pas “agir comme des animaux”. C’est seulement lorsque l’on se détache de la nature de cette manière que l’on gagne en dignité, que l’on devient objet de respect, et que l’on donne un sens moral à nos comportements, en les faisant sortir d’une logique purement instrumentale, de cause à effet. »

Soyons honnêtes sur certains points. Premièrement, cela relève d’un jugement plutôt subjectif que de déterminer si, oui on non, certains comportements relèvent de l’animalité. Deuxièmement, privilégier nos « facultés rationnelles », ou la croyance que certaines pratiques nous « détachent » ou nous placent « au-dessus » de la nature, sont des idées qui sont défendues et qui sont rejoignables seulement par certaines personnes. Et troisièmement, il se trouve que celleux qui ont privilégié nos facultés rationnelles et qui ont cru que leurs pratiques leur permettaient de rompre avec la « nature », sont en fait celleux qui ont décidé quels comportements relevaient de l’animalité, et quels comportements n’en relevaient pas. En fait, ces personnes sont celles qui possèdent le plus de privilèges au monde, ce qui ne leur donne pas seulement le pouvoir de définir les règles du jeu (raison, nature, humanité, animalité) mais aussi de désigner leur propre groupe comme se comportant exactement comme « l’humain », comme ressemblant exactement à « l’humain ».

Ce qui définit l’humanité, ce n’est pas seulement l’appartenance à l’espèce homo sapiens. C’est plutôt la correspondance à une certaine manière d’être, caractérisée par le comportement d’une personne, son apparence, les pratiques de sa communauté, etc. L’humanité, c’est donc simplement une manière conceptuelle de définir la blanchité européenne comme étant la manière idéale d’être homo sapiens.

Cela veut dire que les concepts d’humanité et d’animalité ont été construits selon des termes raciaux. Ce qui est perçu de nos jours comme étant biologique était en vérité la conception que les Européen.nes blanc.hes avaient d’elleux mêmes. Iels ont hissé cette conception d’elleux-mêmes au rang de vérité.  [..…]5

Chapitre 11

On s’est réapproprié la blackness, il est temps de se réapproprier « l’animalité »

Syl Ko, 15 Décembre 2015

Jusqu’à mes vingt et un ans, j’ai eu honte d’être noire. Je me souviens qu’une fois, quelqu’un.e m’avait dit que je ressemblais à une athlète noire (très belle !), et qu’après ça, j’avais couru pleurer dans ma chambre toute la nuit. À partir du CP jusqu’à mon dernier semestre d’université, j’ai toujours arrêté de participer en classe quand on parlait de la traite des esclaves ou quand c’était le « mois de l’histoire noire »*. Je lissais minutieusement mes cheveux frisés et crépus, et je disais que c’était comme ça qu’ils poussaient naturellement. J’étais connue pour mon hostilité à la drague et au mariage, mais en fait, c’était une manière de cacher le fait que j’étais sûre que personne ne m’aimerait jamais, parce que dans tous les films et séries télé que j’avais regardés, les hommes, et mêmes les hommes non-blancs, préféraient les femmes qui avaient l’air blanches. Si on me posait la question tant redoutée « d’où est-ce que tu viens ? », je donnais la réponse tout aussi redoutée « je suis à moitié blanche et à moitié noire, mais en vrai je suis juste comme mon père (qui est blanc) ». J’étais même une républicaine hardcore (déso !).

Bien sûr, mon histoire n’est pas celle de toutes les personnes noires ou métisses. Mais la vérité c’est que, pendant très longtemps, je me suis détestée à cause de ma race.

Souvent, quand la question du racisme est abordée dans les médias, au sein des milieux militants, ou même dans les espaces qui mettent en avant la « diversité », on se concentre sur la manière dont les individu.es ou les populations blanc.hes traitent les individu.es ou les populations noir.es. En présentant le problème de cette manière, on néglige souvent ce qui fait que le racisme est si pernicieux pour celleux d’entre nous qui le subissent. 

Pour beaucoup, voire pour la plupart des personnes noires (sans parler des autres personnes non-blanches), le racisme est particulièrement destructeur parce qu’à cause de lui, l’expérience qu’on a de nous-même se fait sur le mode du « moins que », du défaut ontologique7. L’expérience de ce manque se manifeste de diverses manières : haine des caractéristiques physiques qui font de nous des personnes visiblement « noires », volonté de se détacher, par honte, de notre histoire de personnes esclavagisées ou colonisées, indifférence vis-à-vis de nos semblables et de notre entourage quand on évolue dans des espaces blancs ou parmi des personnes majoritairement blanches, etc.

Les discours dominants sur le racisme ne font presque jamais mention de ce manque. Ironiquement, dans nos discussions pleines de bonnes intentions sur le racisme et la « diversité », on poursuit la tradition raciste qui consiste à ne regarder que depuis une position de surplomb les points de vue des personnes qui en souffrent. Le résultat, c’est qu’on fait presque uniquement attention au fait de permettre à des populations non-blanches, et plus particulièrement noires, d’accéder à des espaces blancs, et à faire en sorte qu’elles aient plus de droits, et un statut égal à celui des personnes blanches.

Cependant, comme le psychiatre Alvin Poussaint le rappelle, « les personnes noires ne recherchent pas seulement l’égalité, les droits et la liberté. Ce qu’il se passe désormais, c’est aussi qu’iels luttent pour une émancipation intérieure des effets du racisme blanc – pour, d’une certaine manière, se purger intérieurement. Il ne s’agit pas seulement de la question d’être libre de ses mouvements dans une société blanche. »

Parfois, pour lutter contre le racisme, certaines personnes (encore une fois, pleines de bonnes intentions) nous conseillent d’arrêter de parler de nous-mêmes comme des « noir.es », ou de revendiquer des étiquettes raciales. Par exemple, la vidéo « Je ne suis PAS noir.e, tu n’es PAS blanc.he » du rappeur Prince Ea, met en place ce genre de stratégie. Mais, encore une fois, cette approche défend une vision du racisme qui laisse complètement de côté le conflit intérieur auquel les personnes noires font face, un conflit qui ne peut pas être réglé simplement en évitant le concept de race. Le racisme n’est pas seulement théorique : il est incarné et ressenti par celleux qu’il marque du sceau de l’infériorité.

De nombreux.ses militant.es noir.es ont mis en application ce qui semblait être pour beaucoup une stratégie contre-intuitive : se réapproprier la blackness, c’est-à-dire ce que ça veut dire d’être « noir.e », pour résister au racisme et à la racialisation8 en général, et les combattre.

Beaucoup d’entre nous ont prôné un retour à cette approche-là, et je trouve que les mouvements qui s’en sont saisis sont particulièrement puissants.

C’est l’une des rares stratégies qui aborde les aspects les plus classiques de la lutte antiraciste (les droits, l’égalité, etc), tout en réussissant avec succès à se saisir de l’aspect principal de cette lutte : guérir les esprits blessés des populations noires.

Même si je suis pour cette stratégie, il me paraît important d’aller encore plus loin, et de se réapproprier l’animalité.

Pour mieux comprendre ce changement de perspective, réfléchissons tout d’abord à ce qu’impliquerait de se réapproprier l’animalité depuis une conception plus classique du racisme (c’est-à-dire la question de gagner plus de droits et d’atteindre l’égalité), puis depuis la conception première du racisme (1), celle du racisme vécu (c’est-à-dire la question de la lutte intérieure) (2).

La conception classique du racisme (1)

L’intellectuelle caribéenne et théoricienne de la culture Sylvia Wynter fait remarquer que notre conception actuelle de l’humain et de l’humanité est une invention eurocentrée9. Même si, à travers l’histoire, il y a eu une multitude de manières de se représenter l’existence humaine, le modèle qu’on prend pour le genre humain est celui conçu par l’Europe occidentale, coloniale. Selon ce modèle, il y a l’Humain (le mâle blanc occidental, avec son homologue humaine idéale : la femme blanche occidentale), et ses Autres humain.es, c’est-à-dire les Indien.nes, les Noir.es, les Natif.ves américains, les Juif.ves, les Musulman.es etc.

Ce qui sépare les « Autres humain.es » de l’Humain idéal, et ce qui distingue les Autres humain.es les un.es des autres, c’est leur rang sur l’échelle humain/animal. J’ai rappelé dans le chapitre 4 qu’il n’est pas évident pour la plupart d’entre nous que les notions d’« humain » et d’« animal » ont un fondement raciste. La hiérarchie raciale n’est pas seulement à la recherche d’une descendance biologique qui expliquerait les différences de couleurs de peau, mais elle est aussi à la recherche d’une descendance liée à l’espèce. Au sommet de l’échelle se situe le mâle blanc humain, et tout en bas se situe la sombre figure de l’animal, qui lui est nécessairement opposée. Ces deux pôles sont le signe de deux statuts moraux contraires – plus tu es proche du mâle humain blanc, plus ta vie est importante. Plus tu es proche de l’« animalité », moins tu as d’importance.

Dans les mouvements noirs de réappropriation, les militant.es commencent efficacement à remettre en question la vision moderne, impérialiste du concept d’humanité. Mais son démantèlement ne pourra jamais être complet parce qu’iels ne remettent pas en question son fondement même. Nous devons aller au-delà des catégories raciales, et subvertir leur base même : la frontière humain/animal.

En bref, ce qui nous condamne à notre statut d’inférieur.e, avant même qu’on puisse parler ou agir, ce n’est pas seulement notre catégorie raciale, mais le fait même que notre catégorie raciale est celle qui est le plus marquée par l’animalité. Sa proximité avec l’animalité est le signe de son infériorité. Nous ne voulons pas consolider la conception actuelle de l’humanité en essayant de nous mettre à distance de l’animalité. Et nous ne voulons pas faire comme si ces termes, humanité et animalité, n’existaient pas. La meilleure stratégie est celle qui consiste à se les réapproprier dans le but de les remettre en question, pour ensuite de se détacher de cette construction toute entière.

La conception première du racisme, le racisme vécu (2)

Depuis cette perspective, la réappropriation de l’« animalité » consiste à se réapproprier l’animal qui est à l’intérieur de nous.

Je ne veux pas dire par là ce que certain.es philosophes se plaisent à sous-entendre, à savoir que ce qui est en-dessous de notre « moi » linguistique et rationnel réside dans des attributs et des tendances primitives, que l’on partage avec la plupart des animaux non-humain.es. Ces philosophes croient qu’un tel argument est une manière de nous rappeler à nos obligations envers les animaux. Iels croient que c’est à cause de la fausse représentation de notre espèce comme purement rationnelle, morale, basée sur le langage, etc – et sur le fait de réprimer notre « part animale » – que l’on a tendance à ignorer la situation critique des animaux non-humain.es.

Même si cette vision-là est intéressante, elle accepte la notion d’animalité telle qu’elle est conçue par la pensée dominante eurocentrée, c’est-à-dire comme ne s’appliquant qu’aux non-humain.es. Selon cette vision, les animaux sont impulsif.ves, irrationnel.les, « primitif.ves », __________ (remplissez le blanc avec des généralités à propos des animaux).

Je considère au contraire que les populations racisées, particulièrement les personnes noires, se voient elleux-mêmes depuis la frontière humain/animal. Il est clair pour nous que l’« animalité » ne fait pas seulement référence aux animaux non-humain.es, mais que nous y avons notre part nous aussi, du fait de notre statut perçu et ressenti comme « moins que ». Le sentiment du manque vient de l’animal à l’intérieur de nous. L’animalité entre en nous, par effraction, dès lors que l’on est noir.e. Ou, pour être plus précise, l’animal à l’intérieur de nous rend possible le fait d’être noir.e à l’intérieur de nous.

L’animalité n’est pas séparé de notre blackness. Elle en fait partie.

Cela étant dit, nous faisons généralement référence à ce phénomène uniquement quand on parle de la race. Je pense que c’est dû à la conception eurocentrée de l’animalité et de la race, qui les voit comme étant indépendantes l’une de l’autre. Mais en parlant de notre sentiment de manque ontologique depuis la perspective de « l’animal à l’intérieur de nous », on peut relier la race et l’animalité, pour donner à voir la véritable nature de l’oppression et du racisme.

Se réapproprier la blackness, donc, nécessitera d’aller un peu plus loin et de se réapproprier aussi l’animalité. Si on veut reconfigurer la blackness, et la comprendre selon nos propres termes, nous devons faire de même avec la notion d’« animal ».

Ok, mais qu’est-ce que ça veut dire tout ça ?

  • Tout d’abord, j’utilise la stratégie de la réappropriation pour résister au racisme et pour le combattre. Ça veut dire que nous devrions assumer notre position non pas en nous battant contre la catégorie raciale à laquelle on nous a assigné.es, ou en la mettant à distance, mais en refusant d’adhérer à la logique selon laquelle être blanc c’est être supérieur.e, et être noir.e c’est être inférieur.e, c’est-à-dire en vivant d’une manière à affirmer le contraire de cette logique. Les volontés de réappropriation ne seraient alors plus seulement une manière différente de parler, ou de théoriser. Elles correspondraient à une véritable pratique. […]

  • Enfin, ce processus a de réels effets sur celleux qui souffrent le plus de la catégorie de l’animalité – les animaux non-humain.es. Si nous nous réapproprions l’animalité de la même manière que nous nous sommes réapproprié la blackness, on admet que les animaux non-humain.es, elleux aussi, font partie des nombreux.ses êtres condamné.es par le système actuel. Leur infériorité est aussi localisée matériellement, dans leurs corps, qui sont généralement réduits au statut de biens de consommation, d’objets qui sont utilisés comme bon nous semble.

Avec ma proposition, on rend possible un certain engagement auprès des animaux, depuis un engagement antiraciste. On devrait refuser de traiter les animaux comme des objets envers qui nous n’avons aucune obligation. « C’est juste un animal » ne peut plus être une excuse pour traiter un être comme si iel existait à peine pour nous. Penser de cette manière revient à participer à une pensée racialisante – exactement le genre de pensée que ce projet a pour but de détruire.

Chapitre 12

Notes depuis la frontière humain/animal

Penser et parler de l’oppression animale quand tu n’es toi-même pas complètement humain.e

Syl Ko, Janvier 2016

Il n’y a pas d’essence ; il n’y a que de l’histoire – de l’histoire vivante.

Aimé Césaire

Il est étonnant de voir comment nous sommes incité.es à penser à la condition déplorable des animaux. Nous sommes censé.es penser aux animaux en tant que classe propre, distincte, qui ferait face à une seule et même oppression. Comme tous les autres mouvements, nous, défenseur.euses de la cause animale, sommes censé.es créer un espace dédié spécifiquement à cette classe d’êtres, et à leurs souffrances. Ce à quoi les animaux font face serait comme un énième « isme »10, et beaucoup d’entre nous travaillent dur à mettre en lumière ces « connexions ». Et pourtant, la ressemblance s’arrête ici : les oppressions sont connectées, mais, en fin de compte, c’est de spécisme qu’on parle, c’est à dire de quelque chose spécifique aux animaux. 

Ça me paraît étrange que des personnes racisées, ou d’autres personnes marginalisées, qui luttent pour les animaux, puissent être en accord avec cette façon de penser. Je ne dis pas que toutes les personnes marginalisées devraient avoir les mêmes idées sur la manière dont il faut lutter pour les animaux. Mais il est intéressant de voir que nous sommes censé.es suivre une sorte de « modèle » qui dicte la manière dont nous devons penser l’oppression des animaux, modèle qui, par coïncidence (ou peut-être par facilité), fait passer sous silence nos propres expériences de personnes opprimées.

L’idée selon laquelle il devrait exister un mouvement spécifiquement consacré aux animaux, et qu’il serait « progressiste » de montrer que le spécisme est relié à d’autres types d’oppressions, ignore complètement les problèmes auxquels les personnes opprimées ont été confrontées lorsqu’il s’agissait de parler de tous les autres « isme ». Si l’antiracisme est consacré à démanteler le racisme, et le féminisme à démanteler le sexisme, et les mouvements LGBTQ+ à démanteler l’hétéronormativité (parmi d’autres choses !), et l’environnementalisme… etc., alors on peut comprendre pourquoi tant d’entre nous sont déchiré.es quand il s’agit de trouver notre place au sein de nos propres combats pour la libération. Ce problème s’aggrave quand on se rend compte que chacun de ces espaces est gouverné par sa propre logique, qui perpétue bien souvent d’autres « ismes ».

Il ne s’agit pas de dire qu’il est impossible de trouver sa place. Je connais de nombreuses personnes qui l’ont trouvée. Mais cela se fait souvent au prix de notre bien-être, et c’est épuisant : nous devons faire face au racisme dans certains espaces, au sexisme dans d’autres, être tourné.e en ridicule dans les espaces environnementalistes, etc, etc. Parfois, se dresser contre cet état de fait peut même nous conduire à abandonner, et accepter le status quo

Ce à quoi beaucoup d’entre nous n’ont pas pensé, c’est que cette façon de compartimenter les oppressions suit le même raisonnement problématique que la compartimentation eurocentrée du monde et de celleux qui le constituent. Cette façon compartimentée de penser et de parler joue un rôle crucial dans l’invisibilisation de beaucoup d’entre nous. 

Par exemple, dans son brillant article « Vers un féminisme décolonial », la philosophe Maria Lugones écrit : « Si Femme et Noir sont des termes qui désignent des catégories homogènes, atomisées et séparables, alors leur intersection nous montre plutôt l’absence des femmes noires que leur présence. Voir les femmes non-blanches excède alors la logique de la catégorisation. Je veux mettre l’accent sur le fait que les logiques catégorielles, dichotomiques11, hiérarchiques, sont centrales dans la pensée moderne coloniale et capitaliste quand il s’agit de penser la race, le genre et la sexualité ». 

De plus, cette façon compartimentée de penser et de parler minimise la relation intime qu’entretiennent des oppressions qui pourraient sembler différentes. Les « liens », les « intersections » et les « connexions » sont des outils maladroits pour comprendre des phénomènes inextricablement enchevêtrés, qui ne sont pas simplement « connectés », mais qui forment en fait un même territoire.

C’est pourquoi je pense que celleux d’entre nous qui habitent, pensent, parlent, théorisent et existent sur ce que j’appelle la frontière entre « l’humain » et « l’animal » jouent un rôle tout particulier quand il s’agit de la situation des animaux. Une partie de ce rôle consiste à  représenter de manière plus responsable les intérêts des animaux. Il existe une importante littérature sur la question de « parler à la place » ou de « parler pour » des individu.es opprimé.es qui appartiennent à un groupe qui n’est pas « le sien ». C’est un sujet souvent évoqué lorsqu’il s’agit de la cause animale.

Nous n’essayons pas de nous placer en première ligne d’un combat qui n’est pas « censé » être à propos de nous. (D’ailleurs, qui a décidé ce sur quoi ce mouvement devrait porter ? […]). C’est plutôt que la condition des animaux et leurs destins, sont largement enchevêtrés aux nôtres. Je ne dis pas cela dans le sens où nous serions toustes, biologiquement, des animaux. Certes, se penser soi-même comme apparenté.e biologiquement aux animaux peut nous faire ressentir une connexion toute particulière à elleux, mais sans pour autant nous faire ressentir qu’il faut se battre pour elleux. Nous pouvons nous sentir connecté.es aux animaux, sans pour autant que ce sentiment implique quoique ce soit d’autre. Les maîtres d’esclaves peuvent se sentir sincèrement connectés à leurs esclaves, tout comme les agresseurs peuvent se sentir connectés à leurs victimes, aux membres de leur famille qu’ils battent ; comme nous le savons toustes, le sentiment de connexion ne suffit pas à garantir le bon type d’action. Nous pouvons nous voir nous-mêmes comme relié.es à des êtres, sans que cela n’amène aucun sentiment profond d’unité ou d’obligation envers elleux. Par exemple, les colons savaient qu’ils étaient biologiquement reliés aux peuples colonisés, mais ça n’a rien changé, si ce n’est que les premiers ont su mieux exploiter les seconds.  

Quand je dis que notre condition – la condition des « pas-vraiment-humain.e » –, et l’oppression des animaux, sont enchevêtrées, c’est dans un sens plus profond. Notre position dans la société, c’est-à-dire notre statut social, politique et moral, est enracinée dans le domaine de l’Autre. 

C’est un lien bien plus fort auquel nous pouvons faire appel. Il n’est pas fondé sur la biologie (la biologie ne nous a jamais donné aucune direction morale), mais il repose sur notre statut de « moins que » dans la société, et sur la manière dont il est le résultat d’un long projet de domination. 

Les non-humain.es, les sous-humain.es, les pas-vraiment-humain.es (choisissez votre catégorie préférée), quelle que soit la manière dont vous nous désignez, nous servons un récit sur « l’humain », c’est-à-dire sur un petit groupe de personne qui n’est pas juste homo sapiens mais un idéal-type d’homo sapiens.

Quand nous parlons de nos oppressions et de leur origine, c’est à dire de la catégorie « humain » issue du long projet du colonialisme et de la domination occidentale,  alors les micro-différences entre celles-ci perdent en importance. Le racisme, le sexisme, le validisme, le classisme, etc, sont évidemment de véritables phénomènes. Mais, comme nous avertit Sylvia Wynter, nous devrions éviter de confondre les « cartes » et le « territoire ». Le territoire, c’est le grand domaine des Autres, dont l’étendue ne peut être comprise que si l’on creuse plus loin que les spécificités de chaque « isme », et que l’on se voit nous-mêmes, pour reprendre les mots de Frantz Fanon, comme des damné.es (du fait de notre statut de « pas vraiment humains »).

L’étendue de ce territoire est effrayante, mais elle donne aussi beaucoup d’espoir. Nous sommes un univers en tant que tel – le domaine des Autres.

Ça veut dire qu’en dépit de nos conditions et de nos différences apparentes (nos nombreuses espèces, races, genres, systèmes de croyances, façons d’être, régions géographiques d’origine), nous sommes des âmes sœurs prises dans un même combat pour destituer « l’humain ».

Je dis tout ça pour montrer toute la force et tout le pouvoir qu’on peut se donner en étant conscient.es de notre statut de « pas-vraiment-humain.es ». En adoptant ce statut, on se rend compte qu’on doit rejeter les manières habituelles de comprendre la condition des animaux. Pour penser l’oppression animale, nous devons prendre en compte l’endroit où nous nous trouvons sur la frontière humain-animal, parce que cet endroit détermine en grande partie l’oppression que subissent celleux d’entre nous qui se trouvent sur cette frontière.

L’endroit où on se trouve sur cette frontière peut différer selon qu’on y est en tant que personne racisée (particulièrement si on est noir.e ou métis.se), qu’on pratique le « mauvais » type de religion, qu’on possède des croyances spirituelles « inférieures », qu’on est indigène, qu’on manque de certaines aptitudes, qu’on n’a pas le “bon” type de corps, qu’on ne correspond pas aux normes de genre, ou encore selon notre région d’origine ou notre classe sociale. Comme la plupart d’entre nous le sait, cette liste est encore longue. 

Mais à plus grande échelle, ces différences sont négligeables ; ce qui compte, c’est qu’il existe des « humains », et puis ensuite, les Autres des « humains ». Et quand nous, les Autres, agissons comme porteur.euses de valeurs « humaines », nous reproduisons leurs injustices envers nous-mêmes. Nous perdons alors de vue le vrai problème, et la raison pour laquelle, historiquement, nous nous sommes retrouvé.es dans cette situation. Nous devons garder en tête notre objectif : une « rupture avec l’ontologie impérialiste12 et l’essentialisme métaphysique13 de l’Homme des Lumières14 » (Aimé Césaire).

Bien sûr, nous faisons face à une bataille difficile. Je ne parle pas uniquement de la difficulté à survivre dans ce monde en tant qu’être racisé.e, sexisé.e, queer etc. Je le dis aussi dans le sens où, en choisissant cette manière très différente de défendre les animaux, on rira de nous, on nous ignorera, on nous accusera d’être irrationnel.le, on nous rendra insignifiant.e, etc. Après tout, seuls les « humains » sont pris au sérieux. Seuls les « humains » ont le droit d’être entendus. Seuls les « humains » sont contributeurs et … eh bien, nous, nous ne sommes « pas-vraiment-humain.es ». Nos perspectives, nos théories, nos positions, nos hypothèses seront tournées en ridicule. Nos visions seront toujours « moins que », non-conformes, de simples alternatives à « la norme ».

Une fois de plus, nous devrions voir cette situation comme pouvant tourner à notre avantage. Utilisons notre exclusion et notre invisibilité comme un pouvoir pour créer des espaces seulement pour nous, débarrassés des préjugés ridiculement biaisés de la classe dominante. Utilisons notre effacement de cette notion occidentale d’« humanité », pourrie jusqu’à la moelle, pour construire un « nouveau monde », différent, un monde qui n’est pas défini en termes de dichotomies, de hiérarchies ou de misère existentielle, mais un monde centré sur l’amour : un monde dans lequel nous acceptons l’ambiguïté et la différence, un monde fondé sur un « nous » ouvert, sans limites.

Nous sommes au cœur d’un changement radical dans les discours pro-animaux, précisément parce que, à partir d’une réflexion sur nous-mêmes, nous pouvons voir que notre combat est leur combat. Je ne dis pas cela dans un sens symbolique, mais littéral. 

Nous nous rendons compte qu’en existant dans cet espace étrange à la frontière entre l’humain et l’animal, l’espace du « pas-vraiment-humain », nous sommes obligé.es de rejeter l’articulation traditionnelle entre ce que le spécisme est, et la manière dont il faut le combattre. En reconnaissant selon les termes de la grande division humain-animal (qui rend tous les « ismes » possibles)  l’étrangeté de notre statut, nous nous mettons du côté de nos semblables, de celleux qui n’appartiennent pas à la catégorie d’homosapiens : nous sommes solidaires d’elleux, puisque que nous continuons toustes, d’une manière ou d’une autre, à vivre malgré le poids écrasant de la figure de l’« humain ». 

1. Kwanzaa : Célébration annuelle de la culture afro-américaine

2. Rodney King : C’est un afro-américain victimes de violences policières le 3 mars 1991 à Los Angeles au terme d’une course poursuite. Filmées par un vidéaste amateur, les images de son arrestation ont fait le tour du monde. Un an plus tard, l’acquittement des quatre policiers impliqués a déclenché des émeutes sans précédent à Los Angeles. 

3. Nigger : en anglais, ça veut dire « nègre »

4. Thug : en anglais, ça veut dire « brute », « dur à cuire »

5. la suite du chapitre paraîtra dans de prochaines versions de cette brochure que vous pourrez retrouver sur le site leseditionscafarnaum.noblogs.org

6. Blackness : on a décidé de conserver le mot blackness parce qu’il est difficilement traduisible, il désigne en anglais le fait d’être noir.e, on pourrait le traduire en français par négritude, mais l’utilisation historique de ce terme en français ne recouvre pas exactement l’emploi du mot blackness chez les anglo-saxons.

7. défaut ontologique : en gros, c’est une façon de dire un manque d’être, l’ontologie étant, en philosophie, la science de l’être. 

8. Racialisation : processus socio-historique qui assigne des personnes ou des groupes à des catégories raciales selon leur couleur de peau, origine, religion etc. 

9. Eurocentré : qui prend l’europe et ses valeurs comme centre de référence

10. C’est-à-dire une énième oppression, comme le racisme, le classisme, le validisme, etc…

11. Dichotomique : logique qui repose sur une division binaire, entre deux « opposés ». Bien/mal, grand/petit, toto/socdem, etc.

12. Ontologie impérialiste : façon de dire que le système européen de représentation et de valeurs est basé sur des hiérarchies d’existence qui justifient des dominations. Typiquement, la séparation entre humanité et animalité est issue de cette ontologie impérialiste. 

13. Essentialisme métaphysique : considérer que ce qui fait l’essence de l’humain se trouve hors de son corps, dans des principes abstraits, moraux : ce qui définit l’humain, c’est selon cette logique la rationnalité, la religion, l’esprit, bref des qualités immatérielles, au-delà du monde physique.

14. L’Homme des lumières : la définition de l’Homme selon les philosophes des lumières (XVIe-XVIIe siècle), qui met en son centre la raison et l’échelle des êtres. 

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